Le Monde à l'envers

 

Louisa sentait l'air frais du petit matin passer entre ses doigts écartés, autour de ses bras, autour de son corps. Un sourire de plaisir se dessina sur son visage.Détendue, la tête en bas, elle voyait le monde, son monde à l'envers. La piste lui était connue sous cet aspect là et cela l'amusait toujours de voir cet univers imaginaire se mettre à exister sous ses yeux et révélait des trésors insoupçonnés aux yeux des autres membres du cirque et des spectateurs d'un soir. 

Le trapèze continua son balancement rythmé, ralentit puis ne devint qu'une simple oscillation. Louisa contracta alors ses muscles et d'un bref mouvement empoigna les cordes du trapèze pour se redresser. Chaque jour, Louisa s'entraînait pour son numéro de cirque qu'elle voulait créer toute seule. Son premier numéro d'artiste, fait avec ses choix à elle. 

 

A dix ans, Louisa savait déjà se mouvoir avec grâce et maîtrise sur un trapèze et dans sa famille s'était une chose naturelle de devenir un membre de la troupe dès le plus jeune âge. Au fil des ans, le choix d'un objet ou d'une technique prenait le pas et l'adolescent se perfectionnait alors dans cette voie. Louisa avait choisi le trapèze depuis bien longtemps au plus profond d'elle-même mais elle avait dû s'initier aux autres techniques et aider dans d'autres numéros. Telles étaient les règles du cirque.      

Cependant, depuis quelques temps, Louisa se sentait las, sans entrain, avec une fatique immense. Elle s'entraînait au trapèze mais cela devenait de plus en plus dur de faire corps avec l'instrument. Le trapèze lui obéissait moins bien, les gestes devenaient moins précis, les enchainements moins évidents. Louisa ne comprenait pas pourquoi.     

Une nuit, elle fit un rêve étrange. Elle s'entraînait au trapèze mais elle n'arrivait plus à se hisser. Elle avait beau réunir toutes ses forces, une force intérieure l'empêcher de se hisser sur le trapèze. Elle réessaya, tenta plusieurs fois mais rien n'y fit. Sur ce, elle se réveilla.

 

Le lendemain, Louisa remonta sur son trapèze mais sans en éprouver aucune joie. Rapidement, elle en descendit. Elle était épuisée comme si elle avait joué dessus pendant des heures entières. Presque aussitôt après, elle s'endormit allongé sur le lit, comme une plume s'envole au vent.

Et puis un jour, la nouvelle fit le tour de la troupe. Louisa devait suivre un traitement médical pendant plusieurs semaines voire plusieurs mois pour accroître des petites pastilles rouges dans le sang. Son corps n'en fabriquait pas assez et il fallait absolument qu'elle se soigne. Sa vie future en dépendait. Louisa respectait à la lettre les consignes et se préservait du plus possibles des fatiques subites qu'elle subissait plusieurs fois par jour. 

Le trapèze n'était plus qu'un lointain souvenir, Louisa ne se sentant pas la force de remonter dessus. En fermant les yeux, elle se voyait bien sur le trapèze, les jambes encerclant le trapèze, les bras tendus essayant de se redresser mais elle se sentait incapable de saisir son trapèze. Son corps refusait de lui obéir, meurtri, anéanti par tant de fatigue.

Les semaines, les mois s'écoulèrent. Louisa songeait toujours à son trapèze mais en imagination, il lui était impossible de s'y mouvoir. Dès fois, elle percevait qu'elle avait gagné quelques précis centimètres pour atteindre le trapèze mais le songe s'interrompait là. L'espoir, les déceptions se succédaient. 

 

Et puis ces songes éveillés devinrent de plus en plus encourageants. Doucement, elle grappillait les centimes qui la séparait du trapèze, lentement les forces de son corps revenaient jusqu'au moment où seuls quelques centimètres ne la séparaient plus de son ami favori, le trapèze.   

Un jour, une lettre arriva contenant les résultats des derniers examens. Louisa ne décacheta pas l'enveloppe, elle savait. Dans la nuit, en rêve, elle avait empoigné le trapèze à deux mains. Désormais, l'air frais du petit matin enveloppait Louisa dans sa vision du monde à l'envers.

 

                                                                             Amilly, 28 novembre 2003